LA PESTE DE CAMUS : PENSER LE CONFINEMENT ET L'ÉPIDÉMIE


Nous vous proposons aujourd'hui un épisode spécial coronavirus pour penser le phénomène de l'épidémie avec les ressources de la philosophie, de la psychologie mais aussi de la littérature, et d'abord du fameux roman d'Albert Camus, La Peste, qui recoupe à bien des égards notre situation actuelle. En espérant que la sortie du confinement ne se fera tout de même pas dans un an comme dans le roman !

Une question n'est pas abordée par l'épisode que nous suggère l'excellent Julien Selignac, que nous remercions, celle du débat entre Jean-Luc Nancy et Giorgio Agamben sur l'excuse que peut être l'épidémie pour les gouvernements qui voudraient établir un état d'urgence oppressif.

L'échange initial entre Agamben et Nancy est le suivant :
  1. Agamben : « Face aux mesures d’urgence frénétiques, irrationnelles et totalement injustifiées pour une supposée épidémie due au coronavirus, il faut partir des déclarations du CNR (Consiglio Nazionale delle Ricerche), selon lesquelles « il n’y a pas d’épidémie de Sars-CoV2 en Italie » . Et ce n’est pas tout : « l’infection, d’après les données épidémiologiques disponibles aujourd’hui sur des dizaines de milliers de cas, provoque des symptômes légers/modérés (une sorte de grippe) dans 80 à 90 % des cas. Dans 10 à 15% des cas, une pneumonie peut se développer, mais l’évolution est bénigne dans la majorité absolue. On estime que seulement 4 % des patients doivent être hospitalisés en soins intensifs » . Si telle est la situation réelle, pourquoi les médias et les autorités s’efforcent-ils de répandre un climat de panique, provoquant un véritable état d’exception, avec de graves limitations des mouvements et une suspension du fonctionnement normal des conditions de vie et de travail dans des régions entières ? Deux facteurs peuvent contribuer à expliquer un tel comportement disproportionné. Tout d’abord, on constate une fois de plus une tendance croissante à utiliser l’état d’exception comme paradigme normal de gouvernement. Le décret-loi immédiatement approuvé par le gouvernement « pour des raisons de santé et de sécurité publiques » entraîne une véritable militarisation « des municipalités et des zones où a été contrôlée positive au moins une personne dont la source de transmission est inconnue ou dont le cas n’est pas imputable à une personne provenant d’une zone déjà infectée par le virus » . Une formule aussi vague et indéterminée permettra d’étendre rapidement l’état d’exception dans toutes les régions, car il est presque impossible que d’autres cas ne se produisent pas ailleurs. Considérez les graves restrictions à la liberté prévues par le décret : interdiction de sortir de la municipalité ou de la zone concernée pour toute personne présente dans la municipalité ou la zone ; interdiction d’accès à la municipalité ou à la zone concernée ; suspension des manifestations ou initiatives de toute nature, des événements et de toute forme de réunion dans un lieu public ou privé, y compris culturel, récréatif, sportif et religieux, même s’ils ont lieu dans des lieux fermés ouverts au public ; suspension des services éducatifs pour les enfants et des écoles de tous les niveaux, ainsi que de la fréquentation des activités scolaires et d’enseignement supérieur, à l’exception des activités d’enseignement à distance ; suspension des services pour l’ouverture au public des musées et autres institutions culturelles et des lieux visés à l’article 101 du code du patrimoine culturel et du paysage, conformément au décret législatif du 22 janvier 2004, n. 42, ainsi que l’efficience des dispositions réglementaires sur l’accès libre et gratuit à ces institutions et lieux ; suspension de tous les voyages éducatifs, tant dans le pays qu’à l’étranger ; suspension des procédures collectives et des activités des bureaux publics, sans préjudice de la prestation des services essentiels et d’utilité publique ; application de la mesure de quarantaine avec surveillance active des personnes ayant été en contact étroit avec des cas confirmés de maladie infectieuse généralisée. La disproportion face à ce qui, selon le CNR, est une grippe normale, peu différente de celles qui se répètent chaque année, est évidente. Il semblerait que, le terrorisme étant épuisé comme cause de mesures d’exception, l’invention d’une épidémie puisse offrir le prétexte idéal pour les étendre au-delà de toutes les limites. L’autre facteur, non moins inquiétant, est l’état de peur qui s’est manifestement répandu ces dernières années dans les consciences des individus et qui se traduit par un réel besoin d’états de panique collective, auquel l’épidémie offre une fois de plus le prétexte idéal. Ainsi, dans un cercle vicieux et pervers, la limitation de la liberté imposée par les gouvernements est acceptée au nom d’un désir de sécurité qui a été induit par ces mêmes gouvernements qui interviennent maintenant pour le satisfaire. »
  2. Nancy : « Giorgio Agamben, un vieil ami, déclare que le coronavirus diffère à peine d’une grippe normale. Il oublie que pour la grippe « normale » on dispose d’un vaccin qui a prouvé son efficacité. Encore faut-il chaque année le réadapter aux mutations virales. La grippe « normale » n’en tue pas moins toujours quelques personnes et le coronavirus contre lequel aucun vaccin n’existe est capable de performances létales évidemment bien plus élevées. La différence (selon des sources du même type que celles d’Agamben) est d’environ 1 à 30 : ce n‘est pas indifférent, c’est le cas de le dire. Giorgio assure que les gouvernements s’emparent de prétextes pour instaurer tous les états d’exception possibles. Il ne remarque pas que l’exception devient en effet la règle dans un monde où les interconnexions techniques de toutes sortes (déplacements, transferts de toutes sortes, imprégnations ou diffusions de substances, etc.) atteignent une intensité jusqu’ici inconnue et qui croît avec la population. La multiplication de celle-ci comporte aussi dans les pays riches l’allongement de la vie et la croissance du nombre de personnes âgées et en général de personnes à risque. Il ne faut pas se tromper de cible : une civilisation entière est en cause, cela ne fait pas de doute. Il y a une sorte d’exception virale – biologique, informatique, culturelle – qui nous pandémise. Les gouvernements n’en sont que de tristes exécutants et s’en prendre à eux ressemble plus à une manœuvre de diversion qu’à une réflexion politique. J’ai rappelé que Giorgio est un vieil ami. Je regrette de faire appel à un souvenir personnel, mais je ne quitte pas, au fond, un registre de réflexion générale. Il y a presque trente ans les médecins ont jugé qu’il fallait me transplanter un cœur. Giorgio fut un des très rares à me conseiller de ne pas les écouter. Si j’avais suivi son avis je serais sans doute mort assez vite. On peut se tromper. Giorgio n’en est pas moins un esprit d’une finesse et d’une amabilité que l’on peut dire – et sans la moindre ironie – exceptionnelles. Jean-Luc Nancy, le 27 février 2020 »
  3. Agamben : « La peur est mauvaise conseillère, mais elle fait apparaître beaucoup de choses que l'on ne voulait pas voir. Le problème n'est pas de donner un avis sur la gravité de la maladie, mais de s'interroger sur les conséquences éthiques et politiques de l'épidémie. La première chose que la vague de panique qui a paralysé le pays montre de toute évidence, c'est que notre société ne croit plus qu'à la vie nue. Il est évident que les Italiens sont disposés à sacrifier pratiquement tout - les conditions de vie normales, les relations sociales, le travail, même les amitiés, les affections et les convictions religieuses et politiques - au danger de tomber malade. La vie nue - et le danger de la perdre - n'est pas quelque chose qui unit les gens, mais les aveugle et les sépare. D'autres êtres humains, comme dans la peste décrite dans le roman d'Alessandro Manzoni, sont désormais considérés uniquement comme des propagateurs possibles de la peste qu'il faut éviter à tout prix et dont il faut se tenir à une distance d'au moins un mètre. Les morts - nos morts - n'ont pas droit à des funérailles et on ne sait pas ce qui va arriver aux corps de nos proches. Notre voisin a été annulé et il est curieux que les églises restent silencieuses sur le sujet. Que deviennent les relations humaines dans un pays qui s'habitue à vivre de cette façon pendant qui sait combien de temps? Et qu'est-ce qu'une société qui n'a d'autre valeur que la survie? Notre voisin a été annulé et il est curieux que les églises restent silencieuses sur le sujet. Que deviennent les relations humaines dans un pays qui s'habitue à vivre de cette façon pendant qui sait combien de temps? Et qu'est-ce qu'une société qui n'a d'autre valeur que la survie? Notre voisin a été annulé et il est curieux que les églises restent silencieuses sur le sujet. Que deviennent les relations humaines dans un pays qui s'habitue à vivre de cette façon pendant qui sait combien de temps? Et qu'est-ce qu'une société qui n'a d'autre valeur que la survie? L'autre chose, non moins inquiétante que la première, que l'épidémie a fait apparaître avec clarté, c'est que l'état d'exception, auquel les gouvernements nous ont habitués depuis un certain temps, est vraiment devenu la condition normale. Il y a eu des épidémies plus graves dans le passé, mais personne n'a jamais pensé pour cette raison à déclarer un état d'urgence comme celui actuel, ce qui nous empêche même de bouger. Les gens ont été tellement habitués à vivre dans des conditions de crise et d'urgence pérennes qu'ils ne semblent pas remarquer que leur vie a été réduite à une condition purement biologique et a non seulement toutes les dimensions sociales et politiques, mais aussi humaines et affectives. Une société qui vit dans un état d'urgence perpétuel ne peut pas être une société libre. Il n'est pas surprenant que pour le virus on parle de guerre. Les mesures d'urgence nous obligent en effet à vivre dans des conditions de couvre-feu. Mais une guerre avec un ennemi invisible qui peut se cacher dans toute autre personne est la plus absurde des guerres. Il s'agit en réalité d'une guerre civile. L'ennemi n'est pas dehors, il est en nous. Ce qui est inquiétant, ce n'est pas tant, ou pas seulement, le présent, mais ce qui vient après. Tout comme les guerres ont laissé un héritage à la paix, une série de technologies de mauvais augure, du fil de fer barbelé aux centrales nucléaires, il est également très probable que les gouvernements cherchent à continuer à exercer le contrôle étendu sur la population que leur a permis d’expérimenter cette période d'urgence sanitaire : fermer les universités et les écoles et faire des cours uniquement en ligne, arrêter une fois pour toutes de se réunir et de parler pour des raisons politiques ou culturelles, et d'échanger uniquement des messages numériques, en remplaçant chaque fois que possible chaque contact - chaque “contagion” - entre les êtres humains, par des machines. Giorgio Agamben, le 17 mars 2020 »
Un article d'Aïcha Liviana Messina dans la revue Esprit oppose ces analyses de Jean-Luc Nancy et Giorgio Agamben sur la crise du covid-19, le premier reprochant au second de la minimiser pour ne se fixer que sur le danger de manipulation des gouvernements, quand il aperçoit de son côté la nécessité de penser un monde interconnecté, où la maladie ne doit pas être niée mais utilisée comme un moyen de prise de conscience des solidarités qui sont à tisser entre des humains tous fragiles dans cette même épreuve : https://esprit.presse.fr/actualites/aicha-liviana-messina/un-monde-avec-la-maladie-42634?fbclid=IwAR0zJUz2exVa5XTi2XtfeolohUC1_YOStZCwjPq7vc6sTtcKQR2kDX5-5MM


Que peut-on en dire? On a vu émerger il y a quelques semaines des points de vue tels que celui attribué à Agamben dans l'article, minimisant l'importance du covid19 en le ramenant à une simple grippe, pour dénoncer l'importance donnée à la crise par les médias et les politiques, en vue peut-être d'un contrôle des populations qu'on ferait plus aisément accepter dans la panique. Si la minimisation de la maladie apparaît désormais peu pertinente, nous ne pouvons qu'être d'accord avec Agamben sur ce problème du dressage des populations à l'obéissance, elles qu'on responsabilise pour une crise qui est d'abord la responsabilité d'états mal préparés, et qui en profitent souvent pour renforcer leur main-mise sur le pouvoir... Nous n'avons pas évoqué dans la vidéo cette question des états d'urgence et états d'exception instaurés dans beaucoup de pays touchés par la maladie à l'heure actuelle, mais ils commencent en effet à être inquiétants, et ce même si l'on ne peut plus vraiment croire à présent que le covid19 n'est qu'une vilaine grippe comme une autre, au vu de sa vitesse de propagation, de son taux de mortalité et de l'état encore balbutiant de nos connaissances médicales à son sujet...
Nous ne disons évidemment pas que l'Etat ne devrait établir aucune règle pour encadrer actuellement les populations, même si elles sont moins irrationnelles qu'on le dit souvent, comme nous essayons de le dire dans la vidéo. Il est même probable que beaucoup d'Etat aient besoin en ces temps difficiles de moyens décisionnaires plus rapides qu'à l'ordinaire... Il faut sans doute des mesures exceptionnelles contre ce virus. Mais le droit du travail risque d'en prendre un coup en France comme ailleurs, de même que la démocratie et la protection de la vie privée...
A cet égard, dire que "nous sommes toujours en rapport avec d'autres et soumis à différentes formes de contrôle" dans la vie ordinaire comme semble le dire Nancy, c'est fermer les yeux sur la différence énorme entre les normes sociales qui s'exercent en effet sur les corps et les esprits dans toute vie sociale humaine, et les normes établies par le haut par quelques-uns en vue du contrôle du plus grand nombre... Certes, notre vie dépend des autres, en particulier des soignants, mais ce n'est pas pour cela que nous devons obéir aveuglément à tout contrôle social... Certes, c'est la politique qui gère et finance les centres hospitaliers qui nous soignent, mais ce n'est pas pour cela qu'elle ne pourrait pas le faire mieux et qu'il faut forcément lui faire confiance.
Evidemment, la réponse n'est pas dans la révolte gratuite contre toutes les normes étatiques, et par exemple le refus d'un confinement qui semble en effet nécessaire pour aplanir la courbe de progression de l'épidémie. Ceux qui, dans les premiers temps, ont voulu sortir faire la fête quand même, ne sont pas des héros résistant à l'emprise de l'Etat sur nos vies, mais la plupart du temps d'imprudents égoïstes... Il faut toujours être nuancé, et essayer de comprendre ceux qui n'ont pas forcément le luxe de pouvoir rester chez eux, en particulier dans les quartiers dits populaires, soit qu'ils doivent aller travailler, soit que leur domicile ne soit pas adapté au confinement d'une famille toute entière toute la journée... il y a parfois de perturbants relents racistes dans les dénonciations outrées des "irresponsables qui ne respectent pas le confinement" d'ailleurs... Et en même temps la réponse n'est évidemment pas dans la désobéissance aux mesures de confinement, préconisées par les médecins eux-mêmes.
Mais la dénonciation du contrôle des populations par Agamben n'en est pas moins pertinente et nous rappelle à la vigilance qui sera nécessaire au sortir de la crise pour reformer des cadres politiques réellement démocratiques. Comme le dit Guillaume Duval dans un récent post facebook, la solution ne nous tombera pas toute faite dans les mains, le "néo-libéralisme" souvent dénoncé aujourd'hui par des populations qui s'aperçoivent du mal qu'il a fait aux services publics et notamment aux services de soin ne s'effondrera pas tout seul (quoiqu'en pense Lordon dans un récent article du Monde Diplo), et rien ne changera si nous ne sommes pas tous très actifs politiquement et très critiques à la fin de ce confinement.
C'est finalement la direction que prend l'article avec Nancy, mais du coup la polémique annoncée ne semble qu'un débat de mots un peu verbeux... Construire le monde "contre" la maladie reviendrait à paniquer ou faire le héros, selon Nancy, alors que penser un monde mondialisé et commun "avec" la maladie consisterait à établir une solidarité internationale... D'accord... Mais l'alternative entre panique ou héroïsme, c'est-à-dire forcément déni de la crise épidémique, que Nancy semble laisser à Agamben, n'est-elle pas un peu caricaturale? En somme, Agamben semble inquiet de la crise démocratique que nous traversons et que les états d'exception établis durant cette épidémie pourrait accentuer, quand Nancy semble prioriser la solidarité internationale et la solidarité générationnelle pour aider les plus fragiles (les pays pauvres, les personnes âgées) à disposer d'un meilleur cadre pour vivre et mourir... On ne voit pas vraiment en quoi ces deux combats ne seraient pas compatibles. Certes, si c'est par la négation de la maladie qu'Agamben nous mettait en garde contre l'état de surveillance, on pourrait lui répondre : "non, il ne faut pas nier la maladie, il faut au contraire la porter en son coeur, car alors elle nous ouvre à l'empathie pour les autres, les démunis et les vieux, en nous montrant que nous sommes tous dans le même bateau". Mais peut-on vraiment reprocher cela à Agamben? Il s'inquiète juste d'un autre problème, apparemment...
En lisant la traduction de l'article initial d'Agamben, on voit que sa stratégie initiale est en effet de minimiser l'importance de l'épidémie en vue de dénoncer (d'une manière qui pourrait sembler un peu trop "complotiste") les limitations des libertés qui seront permises par la peur que diffusent les médias au sujet de l'épidémie. A cet égard, il manquait certainement de recul sur l'épidémie elle-même. Mais son propos sur la vigilance qu'il faut avoir envers la société de contrôle dans laquelle nous entrons déjà depuis des années (on oublie trop facilement ce que Snowden a dénoncé du contrôle des populations par internet) reste juste, et est simplement différent du combat également légitime que propose Nancy, à nos yeux...
Les arguments de Nancy semblent faibles, comme si le fait que le monde entre dans une ère d'interconnectivité ôtait aux gouvernements (qu'il ne considère que comme des "exécutants") leurs responsabilités, et son attaque ad hominem contre Agamben qui l'aurait mal conseillé sur sa greffe cardiaque met mal à l'aise, mais la réponse de "clarification" d'Agamben n'est pas extrêmement pertinente non plus quand il dit que nous oublions le contact social avec autrui en ne pensant qu'à notre survie, comme si ce n'était pas légitime en temps de pandémie d'arrêter de se côtoyer pendant quelques temps pour éviter de mourir et de faire mourir... Mais ce qu'il dit sur les dangers de l'état d'exception semble par contre important... La rhétorique guerrière de Macron traduit peut-être à cet égard un fantasme de "mobilisation totale" du libéralisme contemporain...

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